Yama Loka Terminus // Léo Henry & Jacques Mucchielli

Quelque part dans une Russie post-communiste et un futur déjà trop proche, se dresse Yirminadingrad, cité de fin de siècle déjà rongée par le suivant, où les fantômes du régime passé hantent encore les rues, les tours et les usines. Une ville marquée par des guerres caucasiennes et par l’atome et les colères de la rue. Entre béton gris mode URSS et néons capitalistes, elle attend sa fin. Yama Loka Terminus. Dernier arrêt.

Mais l’agonie est lente pour ceux qui pourrissent ici et espèrent encore un peu, l’ouvrière, l’artiste, le vieux et l’enfant, le businessman et le prêtre. Tous ont des choses à murmurer dans leur étouffante solitude. Ce recueil à quatre mains de Léo Henry et Jacques Mucchielli est une polyphonie glacée, celle d’un peuple mosaïque voué à l’extinction. Grand carrefour des cultures, posé sur les bords de la Mer Noire, Yirminadingrad nourrit tous les conflits dans ses entrailles, des revendications sociales aux luttes de pouvoir.

Le recueil s’ouvre sur Cheval cauchemar, une histoire de courses de chevaux (of course) sur des tronçons d’autoroute, où la bête aide l’homme à surpasser sa condition au travers d’une épreuve proche du rite de passage guerrier. Diabolo manque brasse xénophobie, obscurantisme religieux et enfance, une enfance brutalement avortée par un système éducatif autoritaire dans Power Kowboy où les jouets sont mis en tombe. On se perd dans la chair abandonnée et la pénombre de chambres anonymes pour mieux oublier le décor (Dans le noir) et on convoite la douleur comme un exutoire possible (Sache ce que je te réserve). La folie est partout, dans l’art (Evgeny, l’histoire de l’art et moi), dans les prisons sordides (Histoire du captif et du prisonnier), nichée dans l’aveuglement mystique d’un homme (La légende dorée de Saint-Christophe).

Détail qui a son intérêt, Henry et Mucchielli ne signent jamais leurs textes respectifs, peut-être pour mieux se perdre dans l’anonymat de leurs personnages, que la ville réduit à un presque silence et dont les questionnements intimes prennent l’aspect d’un monologue douloureux à défaut de pouvoir s’épancher dans le dialogue. Car les solitudes apparaissent sans issues et si la cité est grande, les vies sont réduites à des boîtes où l’on tourne jusqu’à la fin.

Ce qui fait la force de ce recueil c’est d’abord son écriture audacieuse, mouvante, mais toujours ciselée, qui confère à l’ensemble une esthétique forte. Le travail sur la langue mérite d’être loué tant il contribue à marquer la musique propre à chaque texte. Ce souci formel se prolonge d’ailleurs dans le choix des titres des nouvelles qui, pour certains en tout cas, contribuent à générer à eux seuls une ambiance. Comment, par exemple, ne pas se laisser fasciner immédiatement par des merveilles comme Et s’échapper des côtes rompues et se répandre en nuées immenses ? Chapeau bas.

Mais Yama Loka Terminus brille aussi par l’épaisseur de ses personnages et leur profonde humanité. Ce qui les grandit, pour la plupart, c’est un entêtement à vivre et à dépasser les limites d’une existence imposée par un cadre urbain et sa société en pleine déréliction. Condamnés à l’échec terminal, hommes et femmes touchent parfois à la grâce, même quand ils nous paraissent entachés de pathétique. Tous cherchent du sens là où il n’y en a plus et, parfois, un moyen de fuir pour en trouver ailleurs, même si le monde au-delà de Yirminadingrad ne semble guère plus joyeux.

Œuvre pessimiste, Yama Loka Terminus raconte des gens dans un futur possible dominé par la violence et la ruine, sans qu’il soit possible, pour eux et pour le lecteur, d’envisager une échappatoire à ce qui ressemble à la fin d’un monde. On peut y voir une conséquence potentielle de notre propre présent, peut-être, mais ce recueil est avant tout un voyage élégiaque vers de sombres rivages.

PS : En novembre 2011, l’association Dystopia, par ailleurs éditrice du recueil Bara Yogoï de Léo Henry et Jacques Mucchielli, a récupéré les droits de Yama Loka Terminus, édité auparavant chez L’Altiplano. Nous vous en reparlerons dans le dossier consacré à « Dysto » dans le prochain numéro de Frontières