Descendre en marche // Jeff Noon

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Marlene avait une fille, mais elle est morte.

Marlene avait une vie. Elle était journaliste. Marlene Moore

Mais voilà qu’aujourd’hui elle promène son spleen sur les routes d’Angleterre, en compagnie de Peacock et Henderson, un couple aussi fragile qu’improbable. Dans leur voiture fatiguée, le trio se traîne, las, de villes anonymes en villes anonymes, à la recherche des fragments dispersés d’un miroir, pour le compte d’un homme bizarre nommé Kingsley. Étonnante quête dans un pays terrorisé par le Bruit, le virus qui ronge les mots et noie le sens. Partout, les livres s’effacent, les panneaux se brouillent, les radios crachent du parasite. Et les miroirs dans lesquels on n’ose plus regarder… Tout fout le camp.

Oubliez la réalité, elle tremble. Elle est comme l’air surchauffé au-dessus du bitume, elle se déforme et laisse le chaos la pénétrer de toutes parts. Les hommes s’effondrent. Nombreux sont ceux qui succombent au Bruit, qui deviennent chairs creuses, tandis que les autres luttent aussi longtemps que possible à coups de Lucy, la drogue qui permet de garder l’œil encore un peu ouvert, qui ouvre des fenêtres, non pas vers l’artifice et l’illusoire, mais vers le réel.

Dans ce décor gris où la folie s’étale, Marlene est un personnage au bord de l’asphyxie à qui Noon réussit à conférer une fragilité qui n’a rien de convenu. Mater dolorosa à la grâce incertaine, elle oscille entre le vide émotionnel et son amour pour sa fille disparue, que le Bruit efface. Pour lutter contre cette perte, elle tient un journal dans lequel elle accumule les souvenirs avant qu’ils ne finissent tous par ne plus vouloir rien dire. Pathétique urgence à fixer le réel. Peacock, Henderson, Marlene. Ces paumés si chers à l’auteur britannique, et qui errent dans un univers qui paraît tomber en déliquescence au fur et à mesure de leur trip vers le Sud.

Le personnage de Tupelo, qui vient s’ajouter au trio, semble par sa seule présence conditionner la survie du groupe dont on sent à tout moment qu’il peut éclater. Tupelo lie les trois questeurs du miroir et leur apporte un peu de sa fausse légèreté. Immunisée naturellement au Bruit, elle s’impose, malgré la défiance d’Henderson. Elle cause, pose les questions qu’il faut : Pourquoi ? Où ? Qui ? Elle force ses compagnons de galère à se rappeler ce qu’ils sont et ce qu’ils font.

La narration de Noon double cette impression d’égarement. Elle sinue avec lenteur, et donne comme ses personnages l’impression de filer vers un but incertain. Les scènes sans liens tangibles se succèdent, déroutantes parfois, mais si belles pour certaines. On pense forcément à la visite de Marlène et Tupelo dans ce Musée des Choses Fragiles :

Une fois de plus, j’ai dû m’arrêter. Voir ainsi les mots disparaître de la page, ça n’inspirait qu’une tristesse.

« Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas.

– C’est beau, a dit Tupelo.

– Non.

– Il faudrait que tous les livres soient comme ceux-ci. J’en ai vu un à la fac. L’histoire, fragile, détruite par l’acte de lecture. C’est comme… c’est comme le plus parfait amour, un amour qu’on ne saisit qu’un instant, tu sais, et qu’on perd pour toujours. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Je n’ai pas pu répondre.

« Marlene, un jour tous les livres de cette salle seront blancs. Vides. Ils seront emplis de vide.

– Où vont les mots ?

Assez loin des audaces qui ont fait sa réputation d’auteur qui ose (Vurt, NymphoRmation…), Jeff Noon livre ici son titre le plus « accessible ». Derrière l’esquisse hallucinée d’une humanité malade du langage, privée du support des mots, et qui, de fait, ne parvient plus à conserver au monde son sens, se cache, plus humblement, le portrait assez touchant d’une mère qui refuse d’oublier sa fille. Rien d’extraordinaire, mais l’ensemble est juste. Noon interroge donc notre rapport à l’information, mais sans révolutionner pour autant le discours, préoccupé davantage par la forme, où sa patte se fait nettement sentir. Les chapitres présentent ainsi des longueurs très hétérogènes, certains d’une brièveté déconcertante, s’achevant sur des impasses, des incertitudes. Les dialogues laissent parfois une impression étrange. Et la poésie est partout, elle porte tous les masques, se loge dans les coins du récit. Noon laisse d’ailleurs de côté les expérimentations stylistiques les plus audacieuses et, si son écriture perd de sa fougue, elle gagne en fluidité. Elle fait montre d’un peu plus de pudeur.

Descendre en marche est sans doute un bon roman, peut-être pas le plus original de son auteur, pas le plus ébouriffant non plus, mais il séduit par son atmosphère mélancolique. Et ses nombreuses autres qualités suffisent à en faire un objet littéraire très recommandable.