Le monde tous droits réservés // Claude Ecken

Longtemps pensionnaire de la défunte collection Fleuve Noir, à laquelle il a offert quelques romans de grande qualité dont le déjà très cyberpunk La mémoire totale, Claude Ecken a d’abord brillé (et brille encore d’ailleurs) dans l’exercice de la nouvelle. Réputé pour son exigence documentaire, la qualité de sa prospective et le souci de modeler des personnages à la psychologie profonde et aux motifs crédibles, Claude Ecken n’a jamais abdiqué ces qualités en passant du format court au long. Et vice versa. Si sa bibliographie n’a pas l’ampleur quantitative d’un Dick en la matière, elle compte nombre de textes précieux, certains parus dans des revues confidentielles. Avec Le monde tous droits réservés, Le Bélial réunit en 2005 13 nouvelles représentatives de l’œuvre de Claude Ecken, parues entre 1981 et 2003, dont une inédite.

Comme signalé par Roland C. Wagner dans sa préface, Le monde tous droits réservés, qui sert d’ouverture au recueil, ne contient pas une once de science. Claude Ecken y traite du statut de l’information dans une société plausiblement contemporaine. Elle se vend et s’achète comme une simple marchandise et fait même l’objet d’une spéculation acharnée. Avec cette idée comme point de départ, Ecken interroge la nature de la réalité quand l’homme la réduit à objet modifiable à souhait par le seul pouvoir de l’information, elle-même possibilité d’une mise en scène du monde. D’une totale actualité, cette excellente nouvelle résonne tout particulièrement en ces temps de surinformation, et pique au flanc l’éthique journalistique.

Plus convenue de prime abord, L’Unique nous ramène en terrain familier : une société qui maîtrise le génome et permet à ses citoyens de choisir parmi un pool de génotypes limités le profil de leurs enfants, en fonction de leur profession future… une humanité peu diversifiée qui n’oublie pourtant pas d’éliminer au compte-gouttes les minorités ethniques et de les cantonner à certains rôles « culturels »… le chômage vaincu par une vision mécaniciste qui fait de chacun un engrenage désigné d’avance…  Et au milieu de ce tableau inquiétant, un enfant né naturellement, comme un sacrilège, une abomination qui découvre sa différence après des années de mensonges parentaux. Mais le monde le refuse et cherche à le condamner en grande pompe. Claude Ecken nous livre là un pur bijou (inédit) de dystopie, une brillante prospective sociale.

La deuxième moitié du recueil nous réserve trois nouvelles de très haute volée qui marqueront sans doute longtemps le paysage science-fictif français. Fantômes d’univers défunts d’abord, véritable exercice d’équilibriste où la volonté de donner vie à des personnages épais rejoint le désir d’une ample respiration intellectuelle. Tout commence comme une histoire d’amitiés au cœur d’un groupe de potes férus de vertiges scientifiques et glisse avec élégance vers une plongée hard-science toute pleine de sense of wonder. Mécanique quantique et sentiments y font un ménage surprenant, typique du style Ecken. Un texte fort, très fort, où la recherche du bonheur passe par le voyage entre des réalités parallèles.

Éclats lumineux du disque d’accrétion, couronné par un Rosny en 2004, joue lui de l’ironie en dépeignant une société où chômeurs et laissés pour compte sont pris en charge par l’État et les travailleurs, mais se retrouvent en fait enfermés dans un assistanat qui n’a d’autre but que de les tenir à l’écart de cette frange active de la population qui ne veut pas les voir. Ecken nous montre des exclus pour la plupart aliénés par ce système et incapables d’en sortir, même si quelques-uns luttent, à travers les trafics d’informations ou de marchandises, pour y échapper et quitter le ghetto.

Sans doute la nouvelle la plus marquante du recueil, La fin du Big Bang, entrelace la destinée d’un homme et celle de l’Univers. Le personnage principal, traîné d’une réalité à l’autre, s’efforce de construire son existence malgré les soubresauts quantiques qui l’obligent à se réadapter à chaque nouveau changement. C’est l’occasion pour Claude Ecken de poser la question de l’être et de sa trajectoire intime lorsque tous les repères (environnement, souvenirs…) sont soumis à des mouvements qui sapent leurs fondations. L’auteur déploie dans ce texte une maîtrise admirable de son sujet, s’y montre habile et sensible dans la construction de son héros, de l’enfance à l’âge mûr. Comment trouver sa place dans cette vie (et y rester) lorsque rien ne dure et que la mémoire ne cesse de tromper ? L’idée est brillante, et Claude Ecken lui donne une forme qui ne l’est pas moins.

On signalera aussi le très poétique En sa tour, Annabelle, quatre pages qui habille la gravité du propos d’une écriture légère. Une jeune fille folle inquiète son entourage par ses incessants babillages surréalistes qui finissent par la condamner à l’incompréhension et à la réclusion, au grand chagrin de son frère, amoureux de sa différence et de son langage baroque. Une petite perle inattendue.

Excellente initiative donc que ce recueil qui rend hommage au talent de nouvelliste de Claude Ecken. Certains textes sont exemplaires d’une SF qui assume le rôle qu’elle s’est donné, celui de défricheur des possibles, en ne négligeant ni la réflexion scientifique et sociale, audacieuse, ni la chair de ses intrigues et de ses personnages. Visions acérées d’un futur gris sombre, réactualisé au fil des décennies par un auteur toujours en prise directe avec le monde, représentatif du meilleur du genre en France. Pas si éloigné que ça d’Egan. Sans doute moins froid. Humain.

S.J.

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